1870-1871
Inès Ben Slama
Aufsatz
Veröffentlicht am: 
10. Februar 2014
Schwerpunktherausgeber: 

L’expérience de la guerre franco-prussienne de 1870 dans le Sud de la France est une expérience à distance : cet espace n’est pas touché par les combats qui opposent l’armée française à l’armée prussienne. L’étude des grandes villes du Sud (Lyon, Marseille, Bordeaux et Toulouse) présente donc l’intérêt d’une approche décentrée de la guerre franco-prussienne. Non seulement les travaux sur cette question se sont polarisés sur les régions directement affectées par les combats, mais le rapport des habitants du Sud à la guerre et à la nation a été essentiellement appréhendé à travers le prisme de la Commune. Celle-ci est le plus souvent entendue comme les mouvements sociaux d’ampleurs diverses qui secouent certaines villes de province en 1870-1871, et surtout Paris à partir de mars 1871.

L’objectif de cette intervention est donc d’étudier les imaginaires de la guerre exprimés par les citadins du Sud. L’analyse se fonde en grande partie sur des archives très peu exploitées et notamment sur les lettres envoyées aux différentes administrations pendant la guerre. Les termes utilisés par les habitants des grandes villes dans des courriers qui concernent des sujets variés (propositions d’expertise, demandes de naturalisation, dénonciations…) sont révélateurs d’un certain rapport non seulement au pays, mais aussi à la ville de résidence et à l’ennemi. Les suggestions faites aux autorités en matière de défense des villes ou de stratégie générale illustrent elles aussi la façon dont ces hommes et femmes d’origines diverses perçoivent la guerre et ses opérations.

L’ensemble de ces données, en partie traitées de manière quantitative, fait émerger l’imbrication des appartenances, à la nation, mais aussi à la région et à la ville, voire au quartier. Le poids de l’identité citadine conduit bien souvent les habitants des villes à faire passer la défense de la nation après la défense de leur ville. Le contexte de guerre fait peser sur les espaces urbains une menace plus ou moins pressante, Lyon est par exemple davantage exposée que Toulouse. Ainsi ressort la force d’un patriotisme local, qui trouve une expression originale dans ces lettres. Il permet aussi de voir comment les prussiens et leurs alliés sont perçus par des populations qui ne sont pas directement au contact de l’ennemi.

Se posent ainsi plusieurs questions relatives à la perception de la guerre et au sentiment d’appartenance à différentes échelles. Dans des villes dont les habitants ne sont jamais au cours de la guerre au contact des prussiens, quelles formes prend l’expression du rapport à la patrie ? Dans quelle mesure ces formes sont-elles modifiées par la proximité de la menace prussienne ? Comment ce rapport à la patrie et à la guerre est-il exprimé par les différentes catégories urbaines ?

 

La perception des opérations et du fait militaire : la guerre vue de loin

Les propositions d’armement et de stratégie : des auteurs peu au fait des choses de la guerre

Les corpus de lettres conservés dans les villes du Sud montrent l’importance d’un phénomène qui trouve son essor après le 4 septembre et la proclamation de la République : l’envoi d’inventions guerrières, de stratégies militaires, de conseils relatifs à l’organisation de l’armée ou de la ville dans le contexte de la guerre.1 Une partie des lettres émane de gens qui se jugent eux-mêmes « compétents » (selon le terme employé par les locuteurs). L’essentiel de ces suggestions est néanmoins l’œuvre de citadins qui estiment de leur devoir de répondre à l’appel lancé par la voie des journaux et des affiches par les municipalités républicaines nouvellement arrivées au pouvoir. Les nouvelles autorités municipales mises en place après le 4 septembre 1870 encouragent ainsi les citoyens à soumettre leurs idées au sujet de la guerre et des mesures à prendre, afin de solliciter l’intérêt des citoyens quelques jours après la proclamation du nouveau régime. Il est intéressant de noter que, pour les auteurs, l’essence de ce devoir est patriotique : « Tout Français [sic], dans les circonstances critiques ou nous nous trouvons, doit à ses concitoyens le résultat de ses réflexions », écrit un certain Alvi. Un autre lyonnais, Charles Royer, présente le projectile qu’il a inventé comme un « projet, que mes sentiments patriotiques m'avaient inspirés [sic] ». Selon l’ancien pharmacien Durand, « il est du devoir à tous citoyens valides, de prouver, par l'action énergique, leurs sentiments patriotiques à la république, ménacée [sic] d'une invasion étrangère sans raisons fondées ». Un certain Delsart écrit enfin : « Pardonnez-moi donc, mon Général, ma hardiesse extrême en considération de l'intention toute patriotique qui me l'inspire ».2

La compétence apparaît dans ces lettres lyonnaises comme un élément nettement secondaire, la motivation mise en avant par les auteurs étant avant tout patriotique : l’attachement au pays et l’inquiétude pour son sort sont en soi des critères qui justifient l’envoi de suggestions militaires, selon la majorité des auteurs.

A Bordeaux, les autorités reçoivent elles aussi de nombreuses suggestions. En 1921, le général Harlé qualifie l’ensemble de ces propositions d’ « inattendues ».3 Membre du comité de défense de la Gironde pendant la Grande Guerre, ce polytechnicien se penche sur les inventions soumises à ce même comité lors du conflit franco-prussien : utiliser les chiens de chasse et les envoyer dans les pieds des chevaux ; attacher un râteau à une locomotive pour détruire les troupes passant sur le pont ; expédier des ballons pleins de pétrole, les lâcher sur l’armée prussienne et les enflammer, ou encore empoisonner de la nourriture et des cigares que l’on ferait ensuite prendre par les Prussiens. Voilà quelques propositions qu’il relève parmi les centaines de lettres envoyées au comité.

Le général Harlé compare ces suggestions à celles de 1914-18 et relève un écart quantitatif : le Comité de 1870, qui n’a fonctionné que cinq mois et ne concernait que le département de la Gironde, a reçu plus d’inventions que la Commission de la Grande Guerre. Celle-ci s’étendait pourtant sur cinq départements de la 18ème région et a fonctionné plus de trois ans. Pour le général, « les Français étaient donc plus naïfs en 1870 que maintenant. Peut-être aussi la masse de la nation était-elle secouée par l’idée que rien n’avait été prévu par nos dirigeants et qu’il fallait aider à suppléer à cette lacune déplorable ? ».4 Il pense que le moindre développement de l’instruction a aussi joué un rôle, de même que la méconnaissance de la chose militaire : « Les Français de 1870 n’ayant pas vécu sous le régime du service militaire obligatoire, beaucoup n’avaient aucune idée des choses de la guerre, et cela donnait une grande liberté à leur esprit inventif ».5 Un « esprit inventif » non brimé par l’instruction militaire, doublé de la conscience d’une impréparation des autorités, voilà donc selon le général Harlé l’état d’esprit de la population girondine en 1870-1871. Cela se retrouve dans les corpus lyonnais et marseillais. Selon Harlé, « pour beaucoup d’inventeurs de 1870-1871, les bataillons allemands marchent comme des bataillons de fourmis, sans avoir la moindre idée des pièges les plus patents […]. Au total, les inventions de guerre montrent, dans la nation française, une plus grande compréhension et une tenue plus élevée pendant la Grande Guerre que pendant la guerre de 1870 ».6 La « tenue » des inventions évoquée par le général Harlé dans le cas de la Grande Guerre laisse ainsi entendre le manque de rigueur intellectuelle qui caractériserait les inventions de 1870. Pour le général, celles-ci sont finalement à la piètre image de la guerre franco-prussienne elle-même, opposée à une Grande Guerre victorieuse menée par des hommes compétents.

L’imaginaire de la guerre, au sens de la représentation que se font les citoyens de la chose militaire – armes, stratégies, interactions avec l’ennemi – se caractérise donc justement par l’imagination. Celle-ci désigne une forme de créativité permise par une méconnaissance technique globale et autorise ainsi toutes les inventions. Il est à noter qu’un certain nombre de propositions faites en 1870 sont ensuite réalisées au cours du premier conflit mondial. A Marseille, Ferdinand Bourgade, commis des postes, a ainsi inventé « une machine assez semblable à l’oiseau et dont les ailes et hélices sont mises en mouvement par un moteur nouveau plus puissant que la vapeur et en même temps très léger ».7 A Toulouse, Clément Ader, l’un des inventeurs de l’avion, soumet une invention.8

 

La volonté de participer à la défense : une nouveauté du régime républicain ?

L’arrivée au pouvoir des républicains, après la chute de l’Empire, entraîne la multiplication de ces propositions. En effet, les nouvelles municipalités mises en place après le 4 septembre 1870 publient dans les journaux et par voie d’affiche des appels à la participation des citoyens. Il est intéressant de noter que dans leurs lettres, ceux-ci mentionnent constamment la république et établissent un lien direct entre leur envoi et le nouveau régime. Celui-ci accorde aux propositions un examen attentif, comme le montrent les archives des différents comités de défense. Ainsi des annotations sur les lettres, des rapports détaillés qui accompagnent parfois celles-ci, ou des comptes rendus d’essai, voire mise en pratique d’inventions attestent du crédit accordé par les institutions communales aux inventions et aux suggestions reçues. A Marseille, par exemple, le comité autorise fin septembre deux mécaniciens et un professeur de lycée à faire l’essai d’un nouveau projectile en compagnie d’un ingénieur civil.9 Le nombre de ces propositions est difficile à estimer étant donné que certains inventeurs sont reçus directement. Toutefois, le comité de défense des Bouches-du-Rhône, apparemment débordé, publie l’avis suivant :

« Le comité de défense nationale remercie les nombreux citoyens qui ont bien voulu lui adresser des communications relatives à des dépôts ou à des achats d’armes et à la fabrication d’engins de guerre. Le comité de défense ne peut donner encore aucune publicité à des travaux qui exigent pour la plupart une grande discrétion. Il demande seulement aux patriotes de vouloir bien lui accorder quelques jours de patience et de confiance et bientôt ils auront la preuve que le comité de défense n’a négligé aucun moyen touchant au prompt armement de la garde nationale et à l’organisation des forces départementales destinées à concourir à la défense de la patrie ».10

Un tel placard permet à la fois de souligner l’intérêt du comité pour toutes les propositions et de donner à chacun l’assurance que son projet sera examiné. Comme le souligne G. Galvez-Behar au sujet des inventeurs de la Première Guerre mondiale, il était « impossible, d’un strict point de vue politique, de nier ce flot continuel d’offres de service et de recommandations. Au contraire, ce devait être l’honneur de la science française de ne pas se comporter en caste nobiliaire et d’épauler, dans un élan républicain et démocratique, ces "ouvriers de la Victoire", fidèles représentants du génie de la nation ».11

Mais les rapports des diverses commissions scientifiques établies par les municipalités montrent l’attention portée aux propositions, généralement prises au sérieux. La composition même de ces commissions illustre le souci des municipalités de désigner des « hommes compétents »12 selon elles, chimistes, professeurs de mathématiques, ingénieurs, commerçants ou encore anciens militaires.13 Loin d’une simple démagogie qui consisterait à faire un appel aux inventeurs pour exciter le patriotisme dans la ville, les rapports des experts mandatés par la ville expriment une véritable croyance dans la viabilité de certaines propositions. La preuve en est donnée par les essais planifiés, qui supposent une organisation complexe, impliquant les autorités militaires et la garde nationale. Reflet pratique d’un usage républicain nouveau, ces propositions et essais participent d’un processus de personnalisation et d’attachement aux autorités du nouveau régime. Ceux-ci donnent un certain crédit à ces « experts », en leur permettant de s’exprimer, en leur donnant éventuellement les moyens de réaliser leur invention et en leur répondant de toutes façons. Ainsi, ces autorités offrent l’image d’un pouvoir véritablement démocratique, alors même que l’idée d’égalité est omniprésente dans tous les types de lettres des années 1870-1871 (dénonciation, sollicitation, offres de service…).

Ce rapport à la chose militaire, fondé sur l’idée d’une participation démocratique des citoyens, révèle aussi l’imbrication des appartenances exprimées par les citadins dans leur courrier. Si la défense de la patrie est un thème récurrent, celle de la région et de la ville apparaît bien souvent comme primordiale.

 

Défendre la nation, mais la ville d’abord ? La nécessité de défendre le Sud

Cette volonté de défendre sa région et sa ville se manifeste particulièrement à Lyon, davantage exposée à l’avancée prussienne que les autres villes étudiées. Alors que la municipalité se prépare à l’éventualité d’un siège, la peur d’une invasion imminente se retrouve dans les courriers des Lyonnais. Comme l’écrit un auteur anonyme qui suggère de ne plus commercialiser aucun plan de Lyon, « Si on ne prend des mesures energiques comme on a dejà commencé (…), la ville sera bombardée si les Prussiens le veulent une fois placé en avant ou sur la ligne de nos fortifications, en 15 jours la ville sera bombardée et se rendra ».14 Parmi les propositions de stratégies militaires conservées à Lyon, 32 concernent la région ou la ville et 13 le pays. 36 lettres d’inventeurs sur les 157 retrouvées expriment la crainte d’un siège ou d’une invasion de la ville.

De telles craintes, qui s’accentuent au fur et à mesure de l’avancée prussienne, conduisent les villes du Sud à développer l’idée d’une organisation militaire régionale. En effet, la défense menée par le pouvoir central leur apparaît non seulement insuffisante, mais aussi complètement centrée sur Paris.15 Le conseiller municipal Joseph Benoît l’évoque ainsi : « pour défendre cette ligne si importante qui couvrait Lyon et le Midi, il n’y avait que quelques milliers de volontaires sous les ordres du général italien Garibaldi ».16

Cette perception explique la création de la Ligue du Midi, qui a pour but d’associer les départements du Sud dans une alliance militaire. Lancée par Marseille en septembre 1870, afin de gérer l’afflux de volontaires, en l’absence de consignes précises du gouvernement, elle vise, officiellement, à protéger le Midi en mettant sur pied de nouvelles forces, mais aussi à se porter au secours de Paris.17 Pour Sudhir Hazareesingh, elle a surtout été formée pour « canaliser l’enthousiasme patriotique local et régional ».18 En même temps, elle « dissémine son patriotisme républicain de plus en plus incendiaire à travers les communes et les départements de la région par le bouche à oreille, les réunions publiques et les manifestations »19, empruntant ainsi les voies traditionnelles de diffusion républicaine. Or, ce patriotisme réactive l’idée de la nation en armes20, tout en proposant une stratégie qui n’est pas celle du gouvernement républicain.21

Cette prise en main de la défense pose la question du fédéralisme. En effet, la mise en place d’un dispositif couvrant l’ensemble du Midi fait craindre aux républicains modérés, comme le préfet de Lyon, la création d’un pouvoir provincial « absolument distinct du gouvernement central ».22 Cependant, les effets concrets de cette Ligue s’avèrent extrêmement modérés. L’un de ses détracteurs, l’ancien révolutionnaire Joseph Benoît, pointe l’incompétence et l’inaction de la Ligue à tous les niveaux, la qualifiant de « grande mystification »23 :

« Tout se passa en chants patriotiques et en vaines déclarations dans les clubs. L’action ne s’affirma nulle part. Les méridionaux n’apportèrent aucun concours sérieux à la révolution, pas plus qu’à la défense. […] La désertion était à l’ordre du jour dans leurs rangs, et, somme toute, on peut dire avec assurance que le Midi fit complètement défaut à la révolution et à la défense du sol sacré de la patrie envahi par les hordes allemandes ».24

La position de Joseph Benoît, député de la Seconde République, reflète ainsi les désaccords entre les « vieilles barbes de 1848 » et la nouvelle génération de révolutionnaires dans le Sud. Ceux-ci sont décrits par l’ancien canut comme de beaux parleurs incapables de passer à l’action. Il pointe ainsi leur insuffisance concernant non seulement l’action révolutionnaire, mais aussi la défense du territoire national.

Aussi bien dans les lettres des citadins que dans les initiatives des administrations républicaines, se lisent donc à la fois l’expression d’un sentiment patriotique qui conduit notamment à vouloir secourir Paris, mais surtout le désir de préserver la région et la ville d’une attaque prussienne.

 

L’exemple du drapeau rouge à Lyon : l’imbrication des appartenances

Cette question de l’imbrication des appartenances se retrouve à Lyon dans la question du drapeau rouge, symbole disputé et contesté de la ville de Lyon, de la guerre et de la révolution, installé au sommet de l’hôtel de ville après la proclamation de la République le 4 septembre 1870. « Un drapeau rouge, guerrier, patriotique et communal »25, voilà en quels termes le docteur Crestin, maire du populaire quartier de La Guillotière, évoque l’objet qui fait tant débat à Lyon et manque de provoquer une guerre civile de septembre 1870 à mars 1871. Omniprésent dans les lettres, les journaux, les témoignages, les archives de police, le drapeau rouge revêt dans cette ville des significations multiples et parfois contradictoires. Pour les républicains au pouvoir, il représente un emblème de la nation, préféré par la ville au drapeau tricolore.26 Il symbolise aussi la lutte contre les Prussiens et c’est ainsi que le Conseil municipal justifie sa présence au sommet de l’Hôtel de Ville. Pour les partisans de la ligue du Midi, il est un étendard fédéraliste doublé d’une signification révolutionnaire.27 Pour l’extrême gauche, cette dernière dimension prime sur toutes les autres et il s’agit avant tout du drapeau de la révolution sociale. C’est d’ailleurs bien ce que les conservateurs lui reprochent28, regrettant le choix des autorités de le maintenir en haut de l’Hôtel de Ville jusqu’en mars 1871.

L’objet est ainsi devenu dans la mémoire des conservateurs le symbole même de la période allant de septembre 1870 à mars 1871, ces « Six mois de drapeau rouge à Lyon », titre de l’opuscule d’un journaliste hostile aux événements.29 Il a donné lieu à des luttes qui prennent parfois la forme d’affrontements physiques, à l’image de ceux qui opposent à la Guillotière les gardiens du drapeau et les hommes chargés de son retrait fin mars 1871, après l’échec d’une tentative de Commune lyonnaise, en pleine Commune de Paris.30 Il a aussi été adopté par certaines communes des environs dans un souci de concorde, comme en témoigne en juillet 1871 la demande du prêtre de Vaugneray. Celui-ci sollicite du procureur la permission de retirer le drapeau rouge qui flotte sur son église.31

Autant d’exemples qui conduisent à s’interroger sur la perception d’un emblème extrêmement malléable, dont les significations varient au gré des événements tant politiques que militaires et sociaux. Il apparaît comme l’héritage de la Grande Révolution, le legs de 1848, ou encore le fruit de la forte présence de l’Internationale d’un côté, pour symboliser d’un autre côté la recherche d’un emblème municipal et patriotique à la fois. Le drapeau rouge voit ses significations ainsi renouvelées et recomposées selon des logiques complexes dans le triple contexte de la guerre de 1870, de la Commune lyonnaise et de la Commune de Paris.

 

La question des ressortissants allemands : entre expulsion et intégration à la « patrie d’adoption »

Ce triple contexte place les ressortissants des différents Etats allemands dans une position particulièrement délicate. En effet, à l’été 1870, ils se voient imposer des mesures de plus en plus restrictives. D’abord contraints de posséder un titre de séjour, ils font ensuite l’objet d’arrêtés d’expulsion des villes du Sud. Leurs dossiers permettent d’étudier à la fois la façon dont ces étrangers considèrent leur pays de résidence, mais aussi la façon dont les administrations municipales reçoivent leurs arguments. Ces dossiers sont bien conservés à Bordeaux et à Lyon, seulement partiellement à Marseille et absents à Toulouse.

A Bordeaux, le service s’occupant des titres de séjour délivre à peu près systématiquement un permis de séjour aux nombreuses domestiques ressortissantes allemandes, quel que soit leur Etat d’origine.32 La demande est fréquemment effectuée par leurs patrons, qui les présentent généralement comme inoffensives, sortant peu, et soulignent souvent leur absence de lien avec leur pays d’origine. Un autre profil de requérants suscite généralement la sympathie des autorités bordelaises : les ressortissants d’Etats allemands installés dans la ville depuis plusieurs années. Il est ainsi significatif que les demandes effectuées par des hommes installés à Bordeaux depuis plus de trois ans – quelle que soit leur profession – fassent presque systématiquement l’objet d’une réponse positive. En même temps, toutes les requêtes émanant d’allemands ayant résidé dans une autre ville – y compris s’ils sont en France depuis plusieurs décennies – sont rejetées. Il semble bien que les autorités bordelaises redoutent de voir arriver dans leur ville tous les étrangers expulsés de Paris en septembre et montrent donc une sévérité particulière à leur égard.

Le cas de François Gebz en est un bon exemple. Originaire de Prusse et âgé de 43 ans, ce veuf et père de quatre enfants habitait Paris depuis 1856. Son livret ouvrier atteste notamment de huit ans de travail dans l’administration du gaz. Obligé de quitter Paris le 6 septembre « en [sa] qualité d’originaire prussien », après avoir fait les vendanges dans le Médoc, il cherche à se fixer à Bordeaux afin de faire venir sa famille. Mais il se voit poliment refuser par le préfet un permis de séjour.33

Un ouvrier, à Bordeaux depuis peu, logeant dans une auberge, voilà des critères qui ne semblent pas favorables à l’administration. A l’opposé de celui de François Gebz, le dossier de Georges Gangawolf, Bavarois de 60 ans, résidant en France depuis 1836, rentier, présente toutes les caractéristiques favorables pour les autorités. Le secrétaire chargé de l’examen de son cas note ainsi : « Ses capitaux placés ici. Honorabilité parfaite. Ne s’occupe jamais de politique ».34 L’intéressé sait d’ailleurs mettre en avant les arguments susceptibles de favoriser la bienveillance de l’administration : « je suis rentier ma fortune est placée sur des immeubles, et sur les chemins de fer français, j’ai donc tout intérêt Monsieur le Préfet, que la france soit prospère [sic] ».35 Ainsi, au lieu de faire valoir son attachement à la France, où il réside depuis 30 ans, il souligne son intérêt financier. Celui-ci lui semble être une garantie bien plus sûre de loyauté à l’égard du pays de résidence.

Si les dossiers conservés à Lyon obéissent à des règles formelles précises – les lettres des requérants semblent rédigées par un intermédiaire – celles de Bordeaux laissent place à diverses expressions d’un sentiment patriotique pour la France. Le consul de Prusse à Bordeaux, Michaelsen, est qualifié par le préfet de « beaucoup plus bordelais que prussien »36, ce qui justifie de se fier à ses conseils. Hermann Hanger est fourreur de 46 ans et originaire de Prusse, il vit en France depuis 1851 et est marié à une Française. Il écrit : « Je suis né en Prusse mais jai [sic] le cœur français ou je travail [sic] depuis mon jeune âge [sic] et prêt à rendre à la france les services quelle me dictera si le cas d’urgence l’exigeait avec les mêmes ardeurs qu’un français donne à sa patrie : j’en ferait [sic] le serment ».37 Mais l’affirmation du sentiment d’appartenance à la France ne fonctionne pas : l’intéressé n’était pas établi à Bordeaux, mais à Paris, et sa demande est refusée.

Les intéressés joignent souvent à leur lettre des recommandations de notables de la ville, dont certains soulignent justement, outre la moralité du requérant, ses sentiments patriotiques. Ph. Robineaud, membre du Conseil central d’Hygiène, soutient ainsi la demande de Charles Heidrich, 29 ans, marchand tailleur, marié et père d’un enfant :

« Je, soussigné, déclare que je connais personnellement Mr Heidrich depuis cinq ans qu’il habite Bordeaux. C’est un parfait honnête homme, aimé et estimé de tous ses voisins. Je dois ajouter qu’il est sincèrement français par le cœur, car depuis longtemps, et en plusieurs circonstances, il m’a témoigné le désir qu’il avait de se faire naturaliser français, aussitôt qu’il aurait le temps de résidence exigé par la loi ».38

L’intéressé précise d’ailleurs :

« Lorsque j’ai quitté mon pays je n’étais pas sujet prussien […] ; j’étais donc sujet oldenbourgeois quand je suis venu en France car l’annexion de mon pays à la Prusse n’a eu lieu que depuis que j’habite Bordeaux. Je n’ai jamais eu aucune relation avec la Prusse, que je ne considère nullement comme mon pays et si je ne suis pas encore Français, c’est qu’il me manque deux ans pour me faire naturaliser ».39

Un tel exemple permet de souligner la situation complexe de certains ressortissants allemands, attachés au pays qu’ils habitent depuis plusieurs années, et non à un Etat allemand dont ils n’ont jamais été citoyens. Le requérant met en avant son absence de lien avec la Prusse, dont l’image négative se lit dans sa lettre. Il rappelle en outre son absence de liens avec sa province d’origine dans une autre lettre, se décrivant comme « sans parents, sans amis, sans aucun espèce de relation extérieure avec les nationnaux [sic] ».40 Il présente ainsi la combinaison des arguments qui fonctionnent auprès des autorités : il n’a aucune attache hors de France, son ancrage professionnel, familial et social – comme en atteste la dizaine de signatures jointes à la lettre – est à Bordeaux. La question de la préférence entre deux pays revient d’ailleurs régulièrement dans les lettres. Charles Kroz, cordonnier originaire du Wurtemberg qui réside en France depuis ses huit ans, est ainsi défendu par le maire de sa commune (Le Bouscat) : « Il est bon père et bon époux et j’ose affirmer qu’il aime plutôt la France que son pays natal ».41

L’ancrage familial dans le pays d’adoption trouve son expression la plus accomplie dans la participation des enfants ou de membres de la famille à la défense nationale. Le Père Herman, prieur des Carmes du Broussey42, originaire de Hambourg, joint à sa demande de permis de séjour la recommandation suivante d’un autre religieux (signature illisible) : « Je crois qu’il est digne de votre confiance : son neveu défend la patrie sous les murs de Paris ».43 Sa requête est acceptée par le préfet44, comme toutes celles émanant d’hommes ayant un fils ou un frère sous les drapeaux.

 

Conclusion

Entre ceux qui mettent en avant la patrie pour justifier une invention ou une suggestion militaire, et ceux qui soulignent leur sentiment d’appartenance au pays et/ ou à la ville, afin de pouvoir rester en France, l’expression de l’attachement à la patrie prend des formes diverses en fonction des fins poursuivies. Les inventeurs établissent souvent un lien explicite entre le sentiment patriotique et la république, défense de la nation et du nouveau régime allant alors de pair dans leur discours. Les ressortissants d’Etats allemands, eux, rapprochent leur amour du pays d’adoption de leur bonne moralité, doublée généralement de la démonstration de leur bonne intégration à la ville.

Les différents corpus étudiés montrent cependant à quel point la notion de patriotisme est souvent, à Lyon comme à Bordeaux, reliée par les locuteurs à celle d’attachement à la ville. Et ce critère de l’appartenance urbaine est décisif pour les autorités urbaines. Jean Kleinpeter, natif de Bavière, vivant en France depuis l’âge de deux ans, en est un bon exemple. Ayant toujours habité à Puteaux (dans la Seine), où il s’est marié avec une Française et où sont nés leurs deux enfants, il écrit son désarroi au préfet de la Gironde : « Malgré tous ces faits de notoriété publics [sic] de françisation [sic], il a été forcé de se séparer de sa famille et d’aller résider audelà [sic] de la Loire ce qu’il a fait en se rendant à Bordeaux […], ne pouvant retourner en Bavière, où il n’a aucun parents, ni ressources ».45 Il se voit cependant notifié un refus par le préfet46 : l’intéressé n’est pas bordelais et l’intégration au pays, soulignée par l’emploi du terme de « francisation », ne se double pas d’une intégration à la ville.

 

  • 1. Archives municipales de Lyon (AML), 1211WP014 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône (ADBdR), 8R7 ; Archives départementales de Gironde (ADG), 1R27.
  • 2. Les lettres lyonnaises se trouvent dans AML, 1211WP014.
  • 3. Edouard Harlé, Quelques inventions de la Grande Guerre et de la guerre de 1870, Bordeaux 1921.
  • 4. Ibid.
  • 5. Ibid.
  • 6. Ibid.
  • 7. ADBdR, 8R7.
  • 8. Archives municipales de Toulouse (AMT), 5S485.
  • 9. ADBdR, 8R7.
  • 10. Ibid., 8R6.
  • 11. Gabriel Galvez-Behar, Le savant, l'inventeur et le politique le rôle du sous-secrétariat d'état aux inventions durant la première guerre mondiale. Dans : Vingtième Siècle. Revue d'histoire 85 (2005/1), p. 103-117.
  • 12. Selon un membre non nommé du Comité de défense lyonnais dans une lettre du 10/01/1872 à la commission d’enquête sur la guerre, AML, 1211WP021.
  • 13. Les professions des membres sont mentionnées dans les comptes rendus de séances des commissions lyonnaise (AD Bouches-du-Rhône, 8R7), bordelaise (ADG, 1R27) et marseillaise (ADBdR, 8R6).
  • 14. AML, 1211WP014.
  • 15. Sudhir Hazareesingh souligne la concentration de la défense sur Paris, au moment où l’avancée prussienne menace la vallée du Rhône : « […] strategy which seems to completely leave out the provinces from the military equation. » Voir Sudhir Hazareesingh, Republicanism, War and Democracy. The Ligue du Midi in France’s War against Prussian 1870-1871. Dans: French History 17.1 (2003), p. 48-78, p 53.
  • 16. Joseph Benoît, Confessions d’un prolétaire, Paris 1968, p. 271.
  • 17. Procès-verbal de la séance du 18 septembre 1870, cité par Francisque-Marie-Joseph Ramey de Sugny, Enquête parlementaire sur le 4 septembre. La Révolution lyonnaise du 4 septembre 1870 au 8 février 1871, rapport fait au nom de la commission d'enquête sur les actes du gouvernement de la Défense nationale, Paris 1873, p. 255.
  • 18. « Management of the local and regional patriotic enthousiasm », voir Hazareesingh, Republicanism (cf. note 15), p. 56.
  • 19. « […] disseminating its increasingly incendiary republican patriotism across the communes and departments of the region through word of mouth, public meetings and manifestos », ibid., p. 60.
  • 20. Voir Jean-François Chanet, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire, 1871-1879, Rennes 2006.
  • 21. Le gouvernement concentre les troupes sur Paris, alors que la Ligue du Midi insiste sur la nécessaire défense de la vallée du Rhône.
  • 22. « Préfet à Intérieur », cité par de Sugny, Rapport (cf. note 17), p. 47.
  • 23. Benoît, Confessions (cf. note 16), p. 266.
  • 24. Ibid.
  • 25. D. Crestin, Souvenirs d’un Lyonnais, Lyon 1897, p. 322.
  • 26. Notamment pour le docteur Crestin, ibid.
  • 27. Voir par exemple le journal Le Drapeau Rouge, lancé le 26 novembre 1870.
  • 28. A l’image du député conservateur chargé après la guerre d’une enquête parlementaire sur les évènements lyonnais, cf. de Sugny, Rapport (cf. note 17), p. 45.
  • 29. Joannès Guetton, Six mois de drapeau rouge à Lyon, Lyon 1871.
  • 30. Crestin, Souvenirs (cf. note 25), p. 314.
  • 31. Comme le rapporte le républicain Louis Andrieux, La Commune à Lyon, Paris 1906, p. 216.
  • 32. ADG, 4M480.
  • 33. Ibid.
  • 34. Ibid.
  • 35. Ibid., lettre de l’intéressé au préfet, 18 août 1870.
  • 36. Ibid., minute d’une lettre au ministre de l’Intérieur, 9 août 1870.
  • 37. Ibid., lettre de l’intéressé, 22 septembre 1870.
  • 38. Ibid.
  • 39. Ibid., lettre d’Heidrich au préfet, 15 août 1870.
  • 40. Ibid., lettre d’Heidrich au préfet, 6 octobre 1870.
  • 41. Ibid., lettre du maire du Bouscat au préfet, 22 août 1870.
  • 42. Commune de Cardan, près de Cadillac.
  • 43. Ibid., lettre non datée.
  • 44. Ibid., autorisation du 20 septembre 1870.
  • 45. Ibid., lettre de Jean Kleinpeter au préfet, 1er octobre 1870.
  • 46. Ibid., refus du 5 octobre 1870.
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